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Responsabilité du fait des choses : attention aux propriétaires des choses entreposées (et à leurs assureurs) !

Affaires - Assurance
Civil - Responsabilité
10/12/2020
Par un arrêt destiné à une large diffusion, la Cour de cassation approuve une cour d’appel d’avoir décidé que, compte tenu des conditions dans lesquelles une arme était entreposée permettant son appréhension matérielle par l'enfant, ce dernier ne peut être considéré comme ayant acquis les pouvoirs de direction et de contrôle sur ladite arme avec laquelle il s’est grièvement blessé.
 
Faits et solution

En l’espèce, une mère se rend au domicile d’un couple d’amis avec son fils. L’enfant, âgé de onze ans, s’introduit dans le sous-sol et y trouve un pistolet gomme-cogne (pistolet à gaz, arme de catégorie D). En le manipulant, il se blesse grièvement à l’œil gauche, le laissant borgne.

La mère assigne alors en responsabilité le couple, propriétaire de l’arme, ainsi que leur assureur. L’indemnisation des divers préjudices de l’enfant est estimée à presque 70 000 euros.

La cour d’appel accède à la demande de la mère et condamne in solidum le couple et leur assureur. Les juges relèvent notamment les conditions dans lesquelles l'arme était entreposée et qui ont permis son appréhension matérielle par l'enfant, quand bien même celui-ci n'aurait pas reçu l'autorisation de se rendre au sous-sol. Plus encore, constate la cour, l’enfant a procédé lui-même au chargement du pistolet, ce qui implique que les munitions se trouvaient à côté de l’arme. Elle en conclue que, dans ces conditions, le transfert de garde n’a pas eu lieu. Le couple et leur assureur se pourvoient en cassation.

La Cour de cassation approuve le raisonnement des juges d’appel : « De ses constatations et énonciations, faisant ressortir que l'enfant, âgé de onze ans, ne pouvait être considéré comme ayant acquis les pouvoirs de direction et de contrôle sur l'arme dont il avait fait usage, la cour d'appel a pu déduire que la preuve du transfert de garde invoqué par M. X n'était pas rapportée ».
 
Éléments d’analyse
 
La théorie de la responsabilité du fait des choses inanimées est l’une des constructions prétoriennes les plus célèbres du droit français. Partant d’un article de loi n’ayant initialement pas de valeur normative, la jurisprudence a bâti une théorie juridique qui se maintient un siècle après (Cass. Ch. Réunies, 13 févr. 1930, Jand’heur). Cette responsabilité, énoncée en deux mots à l’article 1242, alinéa 1er du Code civil, pèse sur la personne qui a la garde de la chose instrument du dommage. D’apparence simple, cette construction, de part même de sa généralité, peut susciter des problèmes d’application pratique, comme en l’espèce.
 
Centrale dans cette théorie, la notion de garde détermine la responsabilité : si le propriétaire de la chose est présumé gardien, celui-ci peut néanmoins s’exonérer, partiellement ou totalement, en prouvant la force majeure, le fait d’un tiers ou le fait de la victime. Ou alors démontrer qu’il n’était pas gardien, qu’il n’avait pas les pouvoirs d’usage, de direction, et de contrôle de la chose (Cass. ch. réunies, 2 déc. 1941, Frank). Comme le précise la cour d’appel elle-même « le gardien de la chose est celui qui, d'un point de vue strictement matériel, exerçait sur celle-ci les pouvoirs d'usage de direction et de contrôle au moment où le dommage s'est réalisé ». Enfin, depuis l’arrêt Gabillet, l’infans peut être gardien, malgré l’absence de discernement. Ainsi sonnait le glas de l’irresponsabilité de l’infans : sa faute, rattachée au discernement, est devenue indifférente pour engager sa responsabilité (Cass. ass. plén., 9 mai 1984, n° 80-14.994).
 
Dans la présente affaire, un enfant de onze ans s’est introduit dans un sous-sol, s’est emparé de l’arme, l’a chargée et s’est blessé accidentellement en la manipulant. Les hauts magistrats jugent que les conditions dans lesquelles l'arme était entreposée ont permis son appréhension matérielle par l'enfant et que dès lors lesdits propriétaires ont conservé les pouvoirs de direction et de contrôle sans que le transfert de garde ait eu lieu.
Pour mémoire, le critère de l’usage renvoie à la maîtrise de la chose dans son propre intérêt, celui de contrôle traduit l’aptitude à surveiller la chose, tandis que la direction désigne le pouvoir de décider de la finalité de l’usage. Ces deux derniers pouvoirs sont les avatars de la maîtrise intellectuelle de la chose, qui suppose un discernement.
 
Il est à rappeler en effet que la solution dégagée par l’arrêt Gabillet n’a pas recueilli l’unanimité de la doctrine : la garde suppose le discernement, or cette fameuse solution de 1984 affirme précisément que l’absence de discernement n’est pas incompatible avec la garde. Il a un conflit entre la notion de garde matérielle affirmée et le discernement nécessaire pour être le gardien. Mais quid du comportement de l’enfant dans ce cas, de la faute ?
 
La présomption de responsabilité du propriétaire qui semble être ici renforcée une fois de plus est précisément le rudiment de la théorie de la garde juridique. Or, la Cour semble indiquer que c’est bien les conditions d’entrepôt qui n’ont pas permis en l’espèce le transfert de garde. Dans un cas contraire, le transfert permettra la diminution de l’indemnisation de l’enfant, comme l’avaient demandé les demandeurs au pourvoi. Ne s’agit-t-il pas, paradoxalement, d’un moyen de faire ressortir le manque de discernement sous couvert de l’absence de faute ? Cette solution révèle des difficultés qu’une théorie d’apparence claire et bien construite peut engendrer en pratique, surtout lorsqu’un enfant est débiteur de l’indemnisation.
 
D’une manière plus large, cet arrêt est le dernier d’une longue série de solutions déjà émises par la Haute juridiction et qui illustre la rigueur des tribunaux à l’égard du propriétaire (voir « Le Lamy Droit de la responsabilité », n° 260-45 pour plus de précisions). Dans ces mêmes colonnes*, nous avons pu expliciter une autre décision allant en ce sens, dans laquelle est cassé l’arrêt d’une cour d’appel ayant écarté la responsabilité d’un cavalier propriétaire de son cheval ayant blessé un spectateur au profit de celle du manadier (Cass. 2e civ., 16 juil. 2020, n° 19-14.678).
 
Source : Actualités du droit